Un texte de Bruno

A ma fille
Tu as toi aussi le droit de savoir comment ton grand-frère a fait son apparition dans ma vie.
Essaie de m'imaginer il y a presque 30 ans, en 1988 précisément.
A l'époque j'en avais 22 et vivais dans ma petite maison de Bossembélé.
Ta maman Blandine y avait déjà fait de la place, pour mon plus grand bonheur.
Eh oui, ma fille, à l'époque, ta maman et moi avons été heureux, ensemble.
Moi, pour avoir rencontré la femme de ma vie, celle que j'avais jusque-là tant espérée et avec laquelle je comptais passer ma vie.
Elle tellement gaie, tellement riante, tellement enjouée, constamment en train de chanter.
Elle virevoltait à travers la maisonnée pour la maintenir propre. Elle s'occupait de tout.
Un beau jour (il n'y a que des beaux jours là-bas) elle m'annonce "mbi ke na ngo".
Traduction "je suis enceinte".
Evidemment, à force, il avait fallu s'y attendre.
Ça me prend un peu de court et en même temps rajoute à mon bonheur.
Il ne peut rien m'arriver de plus beau que de fonder une famille avec Blandine.
Bien sûr, dans des conditions un peu particulières.
Tu sais d'où je viens, de quelle famille, de quel village.
Alors devenir papa dans la brousse centrafricaine est plutôt étonnant, tu en conviendras.
Mais je m'en moque sans pouvoir savoir comment ça se passera.
Tu admettras que la situation est déjà assez difficile. Mais le plus dur reste à venir.
Peu de temps après cette merveilleuse annonce, je me rends compte développer les symptômes d'un hépatite.
Or, j'avais aussi appris par la copains de l'AFVP, qu'une hépatite C signifierait un rapatriement automatique et définitif.
Et pour moi, pas question de sitôt quitter le pays, moins encore Blandine et notre futur bébé.
Je décide ainsi de me faire soigner à la manière traditionnelle.
Environ 10 jours plus tard, je descends quand même dans la capitale Bangui, pour aller voir le médecin de la mission française.
Celui-ci dès qu'il me voit, plus précisément le jaune de mes yeux, diagnostique une hépatite.
Là-dessus, il me fait passer un test sanguin qui révèle une hépatite C.
Catastrophe ! Pas moyen d'éviter le rapatriement qui a lieu très rapidement.
Les copains de l'AFVP et Blandine m'accompagne à l'aéroport.
Je dis à Blandine « Ne t'inquiète pas je te promets de revenir par n'importe quel moyen », sachant pourtant ceci est normalement impossible.
Me voilà donc sur le vol de retour vers la France, beaucoup plus tôt que voulu, laissant femme et futur enfant sur place.
Ambiance épouvantable jusqu'au plus profond de moi-même. Tout s'écroule. Il ne me reste rien de ce que j'avais commencé à constuire.
Dès mon arrivée à Paris, je dois me rendre à l'hôpital militaire Bégin, parce que sous la tutelle de l'armée pendant les 16 premiers mois de contrat.
Lorsqu'il m'accueille dans son bureau, le médecin m'explique devoir me faire repasser le test pour être sûr de la nature du virus, mais aussi effectuer un décomptage des transaminases.
Je dois rester 3 jours dans cet hôpital, le temps qu'ils puissent me communiquer les résultats du test.
Au bout de ces 3 jours ils m'annoncent une nouvelle qui éclaircit considérablement mes perspectives.
Il ne s'agit en fait que d'une petite hépatite A, qui n'aurait en rien justifié un rapatriement.
Mais les transaminases trop élevées pour me laisser partir en Centrafrique. Il faudra revenir chaque mois pour vérifier ce taux.
A partir de là, retour sur Geispolsheim, où je rassure les miens en leur disant qu'il ne s'agit que d'une maladie bénigne et que d'ici quelques mois je retournerai là-bas.
Leur parler de Blandine et de l'enfant est par contre impossible, pas sûr de retrouver quoi que ce soit à mon retour.
Un mois passe, Hôpital Bégin. A la fin des 3 jours le médecin m'explique que le taux de transaminases n'avait pas encore assez baissé.
Entre-temps j'avais fait mes calculs. Un tel rapatriement durait environ 3 mois, maximum 4.
J'aurais ainsi retrouvé Blandine avant l'accouchement pour que celui-ci se passe le mieux possible.
Mais le médecin me garde dans son bureau pour me révéler qu'il avait profité de mon premier passage pour me faire passer un test HIV : « C'était comme si nous avions les différents élément de meubles, mais nous ne savions pas s'ils correspondent à une table ou une chaise. »
D'où la nécessité de me faire repasser ce test aussi. Rendez-vous le mois suivant.
Tu penses bien que ces 4 heures de train sont épouvantables.
Je ne cesse de me dire : « Non, ça n'a pas pu m'arriver. Je n'ai jamais fait qu'une connerie dans ce domaine, ça serait trop injuste. »
Forcément à Geispolsheim, pas un mot à ce sujet.
Arrive mon troisième retour su Bégin. Quatres heures de train à me tourmenter. Rendez-vous chez le médecin.
Résultat : les transaminases toujours au-dessus de 300.
Par contre, confirmation de la séropositivité.
Il me rassure en me disant pouvoir espérer 10 ans sans problèmes.
Sans doute m'a-t'il dit ça pour ne pas que je panique, fasse une dépression voir pire.
Il rajoute que cette séropositivité ne s'oppose en rien à mon retour en Centrafrique; dès que les transaminases le permettent.
Me voilà à nouveau dans le train, on ne peut plus lourdement lesté par cette abominable nouvelle.
Mais je n'ai pas le temps de paniquer, pour moi cette angoisse glisse directement sur l'enfant.
Parce qu'en ces temps reculés, nul ne savait s'il n'y avait pas de contamination du père à l'enfant.
A partir de ce moment, une seule question : comment se passera la grossesse ?
Surtout qu'il m'a fallu attendre encore un mois.
Un mois à tourner en rond tel un lion (centrafricain) en cage. Pas un mot à la famille.
Ces jours sans fin finissent par passer quand même.
J'effectue un dernier voyage à Bégin.
Les autorités sanitaires me donnent le feu vert.
L'AFVP me réserve une place dans l'avion, date de retour fixée. Et je n'en peux plus d'impatience et d'angoisse. Néanmoins tranquille en ce qui concerne mon retour à temps pour la naissance.
Le samedi matin du week-end ayant précédé celui du départ,  celui-ci prévu pour dimanche soir.
Je dors dans ma chambre à l'étage.
J'entends maman crier en bas : « Bruno, téléphone, c'est Bangui. »
Je regarde l'heure : 11 heures. Qu'avais je fait la veille ? Impossible de m'en rappeler.
En tout cas, la tête pas vraiment au bon endroit, même à l'envers.
Je descends péniblement, colle le combiné à l'oreille :
« Allo ? Ah c'est toi Luc !
- Alors, tu viens bientôt ?
- Oui, dans une semaine.
- Tu es sûr ?
- Oui, c'est bon, j'ai déjà le billet d'avion. J'arrive avec le vol de dimanche prochain.
- Ecoute, ta belle-mère est passée au bureau hier.
- Ah bon ! Et pourquoi ?
- Elle voulait de l'argent.
- Comment ça, elle voulait de l'argent ?
- Voilà, il faut que je te dise, ta copine a accouché, tu es papa., tu as un fils.
- Dans ce cas, tu as raison de lui donner de l'argent.
- Tu es sûr, dimanche prochain ?
- Oui sûr. Salut »
Je viens d'apprendre être devenu papa pour la première fois, d'un fils. Phénoménal !
Sauf que ceci n'a pas déjà pu arriver.
Trop tôt d'au moins 6 semaines. Je ne réussis donc pas à intégrer cette si énorme nouvelle.
Je remonte, me couche et me rendors.
Au deuxième réveil, une heure plus tard, le bordel total dans ma tête.
Tellement heureux d'avoir un fils.
Tellement angoissé pour cause de sida.
Tellement anéanti parce que, d'après mes calculs, prématuré.
Et tout ça à encaisser seul.
Une semaine et un jour.
Une semaine et un jour en enfer et au paradis simultanément.
Enfin, enfin, enfin, enfin et enfin arrive le dimanche.
Vol Paris-Bangui. Officiellement 9 heures.
Mais là, je m'insurge. Plutôt 9 jours, 9 semaines, 9 éternités.
Je suis sûr qu'Air France m'a collé dans l'avion le lent de sa flotte. Je me demande si par moments il ne vole pas à reculons. En plus ils me mettent une escale. Qu'ai-je besoin d'une escale à Douala. Plus d'une fois j'hésite à sortir pour le pousser au cul. Qu'il avance !
Il finit par se poser. A-t-on jamais vu pareil traînard ?
Par contre, à partir de là, je ne traîne pas. Les bagages récupérés au complet je fonce vers le poste de douane. Autant te dire que j'expédie les formalités à une vitesse que ces pauvres douaniers centrafricain n'avaient encore jamais connue.
Les copains de l'AFVP, venus à plusieurs pour me récupérer, à plusieurs mais aussi avec Blandine.
Blandine que je vois adossée à un pilier.
Je ne salue personne, même pas Blandine.
Je me rue sur elle en lui demandant : « Et le bébé ? Et le bébé ? Et le bébé ? », vu qu'elle ne le porte pas dans ses bras.
Tu me croiras pas, mais elle ne me répond pas, malgré mes insistances. Rien, pas un mot.
Les copains ne m'en disent pas d'avantage.
Ce qui m'amène évidemment à imaginer le pire.
Il est mort et elle n'ose pas me le dire.
Totalement ravagé.
Les copains me poussent néanmoins à bord d'un véhicule, me ramène sur la capitale, moi assis à l'arrière à coté de Blandine, qui ne parle toujours pas.
Une fois à Bangui, il s'engage dans le quartier Boyrabe.
Le véhicule s'immobilise devant une case. Je jaillis de la voiture et pénètre dans l'habitation pour voir devant moi, allongée sur le sol, une petite veille. Une inconnue.
Contre le corps de cette petite veille, un être, minuscule, vraiment minuscule (à peine 2kg 420 à la naissance).
Effroyablement immobile.
Bien sûr, dans de telles circonstances, incapable d'avoir des pensées sensées
Je me dis : "Il ne bouge pas, il est mort."
Mais aussi : "Mort ou pas, il s'agit de mon fils."
Je le prends dans le bras, ou plutôt dans la main, qu'il ne remplit même pas
Voilà t'il pas qu'il se met à gigoter.
Pas pleurer ni crier, juste gigoter.
Tu n'imagines pas l'effet de ces gigotements sur moi.
Toute cette angoisse depuis plus d'un moins, sans parler de celle décuplée depuis l'annonce de sa naissance. Ce maelstrom de sentiments qui m'avait submergé.
Tout ça balayé par ces gigotements et instantanément remplacé par un bonheur incommensurable.
« Je suis ton papa, tu vivras ! »

Le plus merveilleux de cette histoire est qu'elle a permis 6 ans plus tard une autre histoire, toute aussi belle, celle de ta naissance, toi Marie, ma fille, que j'aime de tout mon coeur.

Papa.

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